Les yeux tristes de C.

Elle a 13 ans, elle est d’origine algérienne, elle est mignonne comme tout , je suis toute sa famille depuis leur emménagement il y a 6 mois dans le quartier. Ils viennent de l’autre bout du département, sont un peu perdus depuis qu’ils sont ici.

Je l’ai vu avant les vacances en avril , j’ai mis ses vaccins à jour, et je la revois aujourd’hui pour un certificat de sport. Elle a l’air fatigué et triste. C’est le collège me dit-elle d’un air lasse. Alors que le quartier où ils habitent et où je travaille est tout a fait correct,son collège de secteur est en effet au milieu du quartier le plus difficile, celui qui fait la une des journaux de temps en temps …

Elle est en quatrième, elle est sérieuse et bonne élève, son ancien collège était correct semble-t-il. Elle me dit d’un air vraiment désemparé « Il faut déjà vingt minutes pour qu’ils s’assoient, ensuite vingt minutes pour qu’ils se taisent , il reste dix minutes pour travailler … » Il y a déjà eu une bagarre entre deux élèves de sa classe dès la première semaine,les élèves se bousculent un peu entre eux, cependant il n’y a pas de climat de peur ou de violence, elle voudrait juste pouvoir écouter et apprendre en paix. Envie légitime …et mature . En plus, elle est nouvelle, tout le monde se connait, c’est déjà une difficulté en soi, elle a quand-même réussi à se faire une copine mais son air triste me touche .

En cinq mois, elle a pris neuf kilos, c’était l’été, elle a fait le ramadan, elle grignote beaucoup, et ce n’est pas la seule dans sa famille. Elle est en surpoids important. C’est peut-être le fait d’un mal-être mais c’est plus que ça, toute la journée, j’ai vu des enfants en surpoids. Milieux défavorisés, sédentarité, identité culturelle, c’est un vaste sujet, mais en ce moment avec les certificats pas forcément si à la cons que ça , je suis submergée par les enfants en surpoids et mon incompétence à faire façe au problème. J’essaye vraiment, mais je suis découragée devant l’ampleur de la tâche…

On discute un peu. Que lui dire ? En tant que médecin, je me dois d’être vigilante, j’ai repéré qu’elle n’était pas bien et je la suivrai de près.

Mais en tant que citoyen, en tant que maman, que lui dire ? Je ne sais pas trop quoi en penser. Je sais que je vis dans un monde de bisounours, mais j’aime mon département , je le défends même, je viens d’acheter une maison dans cette ville que beaucoup fuient, j’ai inscris ma fille à l’école publique qui bien que taguée et manquant cruellement de moyen est je trouve de grande qualité. J’ai en grande partie emmenagé dans ce quartier pour me rapprocher de la nourrice de ma fille. Elle et sa famille sont devenus pour nous une seconde famille. Elle est marocaine, j’ai découvert une culture et des gens formidables. C’est pour nous et pour ma fille une grande chance de les avoir dans notre vie et de manière plus générale la mixité culturelle est je pense un grand enrichissement. Je pense que c’est bien pour nous.

Mais également, je me demande : si tous ceux qui le peuvent fuient la Seine-Saint-Denis, et les endroits difficiles en général, s’il n’y a plus de mixité sociale mais seulement des ghettos pour les plus défavorisés, si tout le monde met ses enfants dans le privé, quel est l’avenir ? Si moi, médecin je ne mets pas ma fille dans le public et si je ne m’investis pas dans la vie de son école, qui va le faire? Quel est l’avenir de l’école publique ? Si moi, je ne m’installe pas en tant que médecin en Seine-Saint-Denis, qui va le faire ? C’est vrai qu’il y a une partie de moi qui ressent un certain devoir envers mon département.

Face à tout ce qu’on entend aux informations, face à tous les faits divers, face aux préjugés, face aux véritables difficultés ;parce que tout ça est vrai, je ne le nie pas , je ne pousserai pas la mauvaise foi jusqu’à dire que la vie y est douce et que ce qu’on entend est faux; je voudrais apporter le témoignage de tout ce qui est beau, que la majorité des gens sont adorables et d’une extrême générosité, souvent plus qu’ailleurs, que la diversité socio-culturelle c’est parfois magnifique, que cela offre une ouverture sur le monde et sur les choses. Je voudrais parler de tous ceux qui se donnent à fond pour que ça marche, des éducateurs, des instituteurs, des associations, du dynamisme de certaines municipalités, des programmes culturels, de certains médecins ou infirmières et autres travailleurs sociaux qui y croient encore. En tant que médecin, j’y reviendrai plus longuement mais je voudrais dire à quel point j’aime travailler ici …

Contrairement aux apparences, je ne suis pas complètement naive.

Tout d’abord, je dois bien reconnaitre que je n’ai jamais habité dans une cité, j’ai eu une jeunesse relativement préservée, j’ai eu la chance de faire des études et je fais maintenant partie d’une catégorie dite aisée. Je n’ai pas eu à faire façe à des problèmes qui ne sont pas propres à la Seine-Saint-Denis mais aux quartiers défavorisés quelque soit le département et je n’ai peut-être pas la légitimité d’un tel discours. Mais c’est justement ça que je veux dire, la Seine-Saint-Denis n’est pas homogène.

Je garde malgré tout mon esprit critique. J’ ai été victime de vols plusieurs fois, encore très récemment je me suis fait voler mon ordinateur portable mais cela aurait pu arriver partout, par un mauvais concours de cironstances, il était resté sur la plage arrière de ma voiture toute la journée sur un parking mal famé, faut pas chercher non plus. J’ ai eu il y a quelques années un mini stress post traumatique après une mini agression. Ca m’embête bien quand-même que les jeux derrière chez moi aient été brûlés pour la troisième fois, que l’école de ma fille soit taguée. Je ne suis pas rassurée quand je rentre tard le soir dans le parking sombre de la gare ou quand je vais en visite dans certaines cités bien que récemment les dealers qui fouillent à l’entrée ont été remplacé par les policiers.

Surtout, je ne suis pas naive sur le fait que mon discours finira probablement par changer. Quel sera mon discours si je me fais cambrioler, agressée, insultée plusieurs fois , si je suis fatiguée de voir la misère autour de moi, si je suis fatiguée des incivilités, de la peur ? Surtout quel sera mon discours quand mes enfants seront grands et souffriront de ça.

Comment est-ce que je réagirai quand je reconnaitrai dans les yeux de ma fille la tristesse que j’ai vu dans ceux de C.?

Je n’ai pas la prétention de dire que je ne ferai pas comme les autres et que je ne mettrai pas mes enfants dans le privé, que je ne dévisserai pas ma plaque , que je n’irai pas vivre où la vie est plus facile …

Je peux juste espérer que cela n’arrivera pas ..

Pour C. , je ne sais pas quoi dire…elle est le reflet des problèmes qui existent, que je ne nie pas, face auxquels je suis désarmée…Je voudrais juste dire qu’ils ne définissent pas à eux seuls la Seine-Saint-Denis, que C. vous le verriez si vous la connaissiez est également le reflet de tout ce que ce département a de beau …

Une matinée

On m’a fait remarqué et à juste titre que je m’étais un peu éloigné du cabinet pour me centrer sur ma vie. Que l’on me pardonne cet accès d’égocentrisme, les blogueurs comprendront aisément je pense la tentation de se servir de l’écriture à visée thérapeutique et de s’en servir d’exutoire.

Je vais donc me recentrer et raconter une matinée au cabinet, prise arbitrairement aujourd’hui, pas spécialement représentative, juste une matinée de médecine générale.

Je ne parlerai pas de ma vie privée mais il faut garder en tête que celle-ci rentre toujours en compte, on est toujours plus ou moins pressé, angoissé, préoccupé et cela influe sur le déroulement de la journée .

Habituellement, je ne travaille pas le mercredi matin, je n’ai pas encore réussi à passer le cap de travailler tous les jours comme les vrais gens. Je trouve l’idée de travailler systématiquement tous les jours terrible. Je me suis donc installée en tant que collaboratrice libérale et j’ai plusieurs demi-journées de libre, pendant lesquelles je fais parfois  des remplacements dans ce que j’appelle mon cabinet secondaire. Bref mon emploi du temps change tout le temps, mes patients  me cherchent d’un cabinet à l’autre, il n’y a pas de routine, je peux faire l’école buissonnière quand j’ai envie, j’aime ça .

Généralement donc, je ne travaille pas le mercredi matin, j’ai donc accepté de travailler dans le cabinet où je suis la remplaçante en titre depuis 4 ans. Il faudra que je me rappelle pour l’année prochaine que quand on a la possibilité de rester couché le mercredi de la rentrée, on le fait.

Première étape, se garer dans le parking souterrain sans abîmer encore ( trois fois de suite au même endroit ) la voiture plus du tout neuve. Presque un succès, sauf qu’en partant j’ai trouvé un mot sur mon pare-brise de ne pas se garer sur l’emplacement des autres : oups je me suis trompée de place! C’est toujours mieux que l’amende que j’ai eu hier, les policiers sont entrés dans le cabinet chercher le fautif mais personne n’a pensé que c’était le médecin qui était mal garé !

Ensuite, j’ai la bonne surprise de me souvenir que j’étais toute seule ( cabinet de trois médecins) et que mon emploi du temps était déjà complet. Heureusement que dans ce cabinet, il y a D. la secrétaire qui en dehors d’avoir l’avantage d’être une vraie personne ( en opposition au secrétariat à distance de mon cabinet ) est une personne super que j’adore.

L’emploi du temps de la journée comporte des répétitions, les membres d’une même famille viennent par deux ou trois, ouh ça sent les certificats ça!

Première consultation, personne… Cela commence bien, bon ça me laisse du temps pour aller voir twitter et mon blog, la narcisse ou l’insecure en moi, au choix, est toute émotionnée par le commentaire d’un grand monsieur qui me fait me dire que finalement ce que j’écris en vaut peut-être la peine.

Les voilà finalement avec dix minutes de retard mais il y a trois enfants pour deux rendez-vous…trois certificats bien-sûr…Je recadre mais je n’ai pas la force de caractère de demander à la maman que je connais bien de choisir parmi ses enfants.

La consultation pour les certificats de sport est un moment très agréable, on parle de la vie, de l’école, on fait de la prévention: vaccins, vitamine D,vision, alimentation… Ce serait même presque les plus agréables … si ce n’était pas concentré dans la même période et si ce n’était pas à la chaîne toute la journée. Trois enfants de la même famille, cela veut dire, faire exactement la même chose trois fois de suite: peser, mesurer, écouter le coeur, les poumons, prendre la tension, regarder les oreilles, évaluer la vision, regarder le dos, ne pas faire faire de flexion, s’en sentir délivré et ne pas culpabiliser, s’occuper d’un problème surajouté, écrire tout l’examen dans le carnet de santé,écrire tout l’examen dans le dossier informatique, repeser, remesurer car on a oublié les chiffres qu’on n’a pas noté tout de suite, faire les courbes de poids, de taille et d’indice de masse corporelle, entamer une longue discussion si il y a un problème de poids comme ce fut le cas pour 5 enfants aujourd’hui, faire façe souvent à des motifs de consultation surajoutés, vérifier les vaccins, prescrire des vaccins, de la vitamine D, des traitements le cas échéant, imprimer les certificats, en plusieurs exemplaires, en changeant le nom du sport, faire passer la carte vitale,poser l’opération 6.90+6.90+7.80, attendre le règlement, faire une consultation à l’arrachée pour les parents qui puisqu’ils sont là ont besoin de quelque chose  et tout ça en essayant de ne pas confondre les enfants, les prénoms et avec une certaine animation dans le cabinet. Donc non ce n’est pas « juste un tampon  » et ça y’est j’ai 25 minutes de retard.

Deuxième consultation, une femme enceinte de 7 mois, qui revient de vacances, a une sinusite, une diarhhée depuis 15 jours, et des champignons sous les seins. Rien de particulier sauf que maintenant même à 7 mois je n’ose plus dire « vous êtes enceinte? » avant de vérifier dans le dossier depuis quelques gaffes malvenues de ma part.

Pendant la consultation, D. frappe à la porte, me demande de mettre le répondeur, car elle ne se sent pas bien, et ne peut pas répondre au téléphone. Courageuse mais pas téméraire, je mets le répondeur car le téléphone n’arrête pas de sonner et que je ne peux pas avancer dans la consult.

Je vais vite la voir après ma consult mais le grand médecin que je suis n’est pas capable de grand chose à part de prendre une tension, de la faire allonger et d’appeler le SAMU. Je n’en dirai pas plus pour le secret médical mais si elle lit ceci je lui réitère mon affection et mon plaisir à travailler avec elle (enfin d’habitude …).Elle va bien cela dit .

Je suis obligée de transférer la ligne au secrétariat à distance qui fonctionnera encore tellement mal que je subirai aujourd’hui un afflux de personnes venant directement prendre RDV au cabinet, dans le meilleur des cas ou insistant pour être pris tout de suite. Le certificat pour le sport ressemble un peu au subutex aujourd’hui, il le faut aujourd’hui, c’est le dernier jour des inscriptions, ils ont fait le tour de tous les médecins, les plages disponibles que je peux leur donner le lendemain sont  pendant l’école, un vrai casse-tête. Je suis obligée de refuser cruellement , de refuser la cystite, l’éruption qui commence à se déshabiller dans la salle d’attente, j ‘accepte le certificat de vaccination qui bien-sûr prend plus de temps que prévu et gratuitement en plus.

Je déteste refuser, je le fais rarement, mais là avec le SAMU qui est dans le bureau d’à côté et mon heure de retard, je n’ai pas le choix. Heureusement Mme W.  arrive un peu plus tard et je ne fais pas l’erreur de refuser cette patiente, qui fait partie des gens du voyage qui sont généralement je trouve des gens adorables, venue en bus de deux villes plus loin, ayant monté les 6 étages à pied pour cause de claustrophobie, attendant patiemment dans la salle d’attente avec une infection pulmonaire et une vraie symphonie dans les poumons. Quand je pense que j’aurai pu refuser de la voir.

Ensuite Mme S. qui vient me montrer un résultat de prise de sang et que je trouve dans un fauteuil roulant me raconte, c’est normal, les 2 mois de péripéties médicales suite à une fracture de la jambe .

Une grand-mère amène sa petite fille, avec un mot très gentil de la maman disant que sa fille a besoin d’un certificat pour le poney et qu’elle a des vaccins en retard ( si peu : 6 ans pour le ROR, 2 ans pour le revaxis), si c’était éventuellement possible de lui prescrire,sinon c’est pas grave elle reviendra. Allez soyons fous, je vais lui prescrire aujourd’hui, ce sera fait! Je me retiens d’écrire apte à la pratique du poney, au pas, au trot et au galop.. Encore une fois aujourd’hui, malgré tous les certificats pour la danse, je me dégonfle à suivre les pas de mon confrère blogueur aux joyeux certificats.

Une consultation sympathique pour un lumbago, c’est bien les lumbagos, enfin pour moi, pas pour les gens , mais c’est facile, reposant, j’ai même des ordonnances et un discours tous faits. (les lumbagos c’est facile, pas les lombalgies, nuances).

Une patiente vient pour un renouvellement d’ordonnance. Une patiente avec un diabète déséquilibré mais qui n’a pas fait sa prise de sang, du coup on ne peut pas changer ou adapter le traitement, bref consultation qui ne sert à rien en dehors du fait qu’elle a fait ses courses, une feuille blanche devant elle avec produit vaisselle, papier toilette, ah non c’est de l’autre côté: gaviscon , doliprane, quelque chose pour les moustiques, ordonnance de kiné , vaccin pour sa fille ( explications sur la nécessité de faire un tubertest avant le BCG qui prend cinq bonnes minutes ) bas de contention , ordonnance podologue etc …et sinon pourquoi je suis fatiguée me demande -t-elle …

RDV pour deux: ils sont trois, une petite peur mais non en fait c’est pour deux dont une consultation qui n’en est pas une mais qui a eu la courtoisie juste pour une prescription de lotion pour du psoriasis du cuir chevelu de prendre RDV. Et je ne fais pas de zèle, je lui prescris la lotion et c’est tout ( je sais que c’est pas bien mais c’est comme ça: gratuitement quand -même)

Une consultation longue et compliquée mais qui justifiera à elle seule le fait de m’être levée ce matin:

Mr D. à 50 ans, il est yougoslave, lui et sa femme (ils ne sont pas mariés d’ailleurs ce qui fait que lui n’a pas de papiers) sont des gens d’une gentillesse et d’une correction sans faille. Malheureusement pour eux, ils ont le handicap d’avoir un nom finissant par ic , ce qui entraîne des préjugés fréquents. Il a vécu en France pendant de nombreuses années, bénéficiait de l’aide médicale d’état (AME) ou même de la CMU peut-être car je crois qu’il avait des papiers en règles, il était soigné pour de lourds problèmes cardiaques et bénéficiait d’une machine pour respirer la nuit pour un syndrôme d’apnées du sommeil.

Suite à des problèmes que je n’ai pas bien saisi de conflit à propos d’une maison, ils sont repartis vivre quelques temps en Yougoslavie. Il est revenu il y a 8 mois. Je l’ai vu il y a 5 ou 6 mois lors d’un remplacement. Devant l’ampleur de la prise en charge médicale à effectuer, j’ai mis en route le minimum et ai tempéré le temps qu’il ait récupéré l’AME )  .

J’ai vu sa femme il y a un mois. Elle m’a raconté que leurs ennuis ont repris ( tout n’est pas clair dans cette histoire je le répète) , ils se sont fait attaquer dans leur maison en présence de leurs enfants. Ils ont appelé 7 fois la police qui n’est pas venue, ont appelé le commissariat de la ville d’à côté qui a envoyé quelqu’un mais trop tard. Mme J., pour se défendre, a pris le fusil de chasse familial et a tiré en l’air. Elle a passé trois jours en garde à vue et elle est venue me voir pour avoir un certificat expliquant que son mari avait un problème de santé et  devait prendre un traitement. Encore une fois, je ne cautionne pas leur acte, je ne connais pas les circonstances mais ce que je sais, c’est que ce sont des gens gentils et attachants, qu’ils n’ont pas voulu arriver à cette extrémité et qu’ils ne méritaient peut-être pas le traitement qui semble leur avoir été infligé en garde à vue. Bref, je les aime bien et j’ai été heureuse de savoir que grâce à mon certificat, une heure plus tard, Mr D. était sorti de garde à vue. Pour une fois qu’un de mes certificats est utile!

Aujourd’hui, Mr D. vient pour son renouvellement, après 6 mois, il n’ a toujours pas l’AME, il dit qu’il a rempli le dossier 3 fois, ce qui m’étonne mais me semble vrai. Il paye ses médicaments, les prises de sang, le cardiologue. N’a toujours pas son appareil pour dormir et de nombreuses choses n’ont toujours pas été faites.Il a été deux fois aux urgences pour les douleurs à la poitrine qu’il a très fréquemment . Ils lui auraient dit qu’il faudrait l’hospitaliser mais qu’il n’avait pas de sécu …Il a reçu une facture de plusieurs centaines d’euros. Et cette situation ne choque que moi! Que ce soit une erreur de la sécu, ou une difficulté des patients à faire les démarches, cette situation perdure…

Alors, je mets en oeuvre trois idées en parallèle en me disant que trois précautions valent mieux qu’une:

– Une lettre pour demander à la mairie de donner rapidement un rendez-vous avec une assistante sociale, une lettre pour la dite assistante sociale et une attestation de suivi dans le cabinet servant de preuve à sa présence en France depuis plus de trois mois.

-Les coordonnées, une lettre et une photocopie des éléments médicaux pour le COMEDE: comité médical pour les exilés, au Kremlin-Bicêtre, qui prend en charge administrativement et médicalement les personnes sans couvertures sociale, et qui fait un travail incroyable. J’ai une amie, ancienne co-interne qui y travaille.

– Un coup de téléphone à une personne magique qui est devenue depuis peu la personne indispensable de mon carnet d’adresse. Elle fait partie d’une association que je détaillerai plus tard si elle m’en donne l’autorisation tant elle mérite à elle toute seule un post spécial. Cette troisième idée était la bonne , elle m’a rappelé quelques minutes plus tard. Elle se rendra chez eux, s’occupera de l’aide médicale, des factures de l’hôpital, éventuellement d’une aide juridique et de tout autre problème le cas échéant. C’est une fée , et moi son intermédiaire …

Je suis très en retard, je n’ai pas fait payer la consultation , mais au moins je me suis sentie utile …

La dernière patiente, une enfant que l’on avait rajouté en plus n’est pas venue, ouf !Je les connais,ça ne m’étonne pas .Heureusement que j’ai eu deux lapins dans la matinée.

Je suis épuisée, pourtant si on compte, je n’ai pas vu tant de monde que ça.

C’était juste une matinée en médecine générale.

 

 

Franchir la ligne

Chaque jour, j’espère l’arrivée de Mr G. venant m’annoncer la bonne nouvelle : sa régularisation. Je crois que ce jour là, il viendra me voir directement car paradoxe de la France, je joue un rôle dans cette démarche. Quel paradoxe en effet d’annoncer : «Mr G. ,vous avez une grave maladie, la bonne nouvelle, c’est que maintenant vous pouvez prétendre à une carte de séjour pour raison médicale . Vous êtes en France depuis 18 ans ,vous êtes travailleur, honnête et quelqu’un de formidable mais ça on s’en fiche , mais vous avez les uretères bouchés par la bilharziose ,ça c’est jackpot ! Et estimez-vous heureux car beaucoup aimeraient être à votre place mais leur maladie n’est pas assez grave »
J’ai rencontré Mr G. ,malien de 40 ans , il y a plusieurs années au début de mes remplacements. C’est un des premiers patients pour lequel j’ai eu à gérer moi-même une situation un peu complexe. Il se plaignait de fortes douleurs et de sang dans les urines depuis plusieurs années. Il se trouve qu’un parasite avait infesté depuis plusieurs années ses reins et sa vessie et que toute la « tuyauterie » était bouchée par des calcifications. Un stade avancé qu’on ne devrait jamais voir. Personnellement, je n’avais jamais vu cela ! Je l’ai adressé en urgence à un spécialiste qui a posé une indication opératoire.
Mais il est difficile parfois de comprendre les angoisses enfouies chez certains patients, d’autant plus quand ils ont une culture différente de la nôtre , et d’autant plus quand on est un chirurgien chef de service ( qui me faisait peur quand j’étais interne). Il se trouve que Mr G. qui n’avait pas eu peur de faire le chemin jusqu’en France , qui n’avait pas peur de se lever chaque matin pour affronter la vie difficile qui est la sienne , avait en revanche peur de se faire opérer. Plusieurs personnes de sa famille étaient mortes sur la table d’opération, certains pour une opération sans gravité , sa sœur je crois. Je n’ai pas trouvé les mots à ce moment là pour le rassurer.
Il ne s’est pas fait opérer.Il a continué à avoir mal .Il n’a pas eu ses papiers. En tant que remplaçante, je ne l’ai vu qu’épisodiquement une ou deux fois dans l’année. A chaque fois , les mêmes discussions , je lui ai refait une lettre pour le chirurgien à plusieurs reprises. Et on discutait de sa vie, de ses problèmes. Un médecin généraliste n’est pas habilité à faire un courrier pour la préfecture. Seuls sont habilités les médecins hospitaliers ou les médecins experts .Mr G. est allé voir un médecin expert , il lui a demandé 170 euros je crois, une somme impossible pour lui bien évidemment. Quel scandale ! Certains se débrouillent pour trouver cette somme ,pour rien la plupart du temps car leur espoir ne débouche sur rien , il faut vraiment être très malade et une maladie ne pouvant pas être soignée en Afrique ( ce qui exclu les maladies comme le diabète par exemple pour lesquels l’Afrique dispose de traitement , pour une minorité aisée certes mais elle en dispose ), mais cela n’empêche pas les gens de demander des certificats pour tout et rien. Je leur explique cela, qu’ils ne sont pas assez malades, qu’un tel certificat est inutile. Cela m’est arrivé de leur faire le certificat, en leur expliquant qu’il n’avait pas de valeur. Cela ne servait à rien mais ils s’accrochaient à cet espoir et cela leur évitait de se ruiner chez un médecin expert qui leur aurait délivré la même chose .
Il est difficile parfois de trouver ses propres limites avec les patients. On ne peut pas aider tout le monde, il faut se préserver et il faut rester à sa place .J’ai résister plusieurs fois à aller chercher les médicaments d’une petite mamie qui n’avait personne pour aller lui chercher ce jour là , j’ai résisté à rendre visite avec ma fille à une patiente très malade que j’affectionnais beaucoup quand je suis allée voir des amis dans son immeuble , j’ai résisté sans trop de difficultés je l’avoue à accueillir chez moi des patients SDF des urgences, je résiste à la tentation d’accepter la proposition d’un patient mécano de réparer ma voiture alors que je me ruine chez le garagiste, je décline toutes les invitations dans tous les pays du monde et tous les « pourboires » que l’on tient à me laisser. Il y a probablement une limite à ne pas dépasser. Mais comment la trouver ?

J’ai vu en stage mon médecin traitant, mon exemple absolu, le champion pour donner des limites et cadrer les gens , donner 50 euros je crois à une patiente pour envoyer à sa fille de 15 ans qui se prostituait en Afrique. C’était une exception ,il m’a expliqué qu’il n’avait fait ça qu’à de très rares reprises .
Un jour,alors que Mr G. me racontait ses galères ;le travail au noir se faisant de plus en plus difficile ,il n’avait aucun revenu et vivait sur la générosité de ses amis au foyer ; je n’ai pas pu m’empêcher de voir mon tiroir rempli de billets et de lui en donner quelques uns.   J ’ai surtout eu peur de le vexer. Il a refusé bien sûr mais il les a pris finalement. Cela n’a affecté en rien notre relation thérapeutique . C’est la seule fois où j’ai fait ça et je l’avais même oublié. C’est lui qui me l’a rappelé récemment, en m’expliquant que tout l’argent qu’on lui avait prêté, il l’avait noté consciencieusement et que quand il pourrait il rembourserait ses dettes à tout le monde, y compris à moi .Il a ajouté qu’au Mali, dans son village,on savait ce que j’avais fait pour lui.
Peut-être que j’ai dépassé les limites ? Peut être que ça m’arrive plus souvent qu’il ne faudrait. A la réflexion, il m’est arrivé d’emmener une patiente en voiture à la pharmacie, un autre aux urgences, je crois avoir déjà donné mon numéro de portable dans certains cas .J’accepte tous les cadeaux qui se mangent ou qui se boivent ( si quelqu’un veut du porto…) et je crois même avoir orienté en donnant mes goûts culinaires : « si vous tenez vraiment à me le faire ce tiramisu , sachez que je n’aime pas le café, mais aux fruits rouges, cela sera très bien,mais vraiment, je ne peux pas accepter … » « Non, je n’ai pas eu le temps de manger à midi, non c’est gentil, ne me rapporter pas à manger, oui j’adore le couscous »
Quand aux consultations gratuites que je ne compte plus, cela n’est pas dépasser les limites je pense . « Vous allez vous faire expulser la semaine prochaine et vous déprimez,ne vous inquiétez pas ,c’est normal : ça fera 23 euros s’il vous plait » Quand aux personnes sans couverture sociale , et surtout sans argent , parfois ils insistent et je prends, c’est important pour eux . Mais sinon je ne fais pas payer, ils paieront quand ils auront l’aide médicale ou jamais. La santé est un droit « Tu donneras tes soins gratuits à l’indigent »,c’est dans le serment d’hypocrate. Et c’est dans la loi française aussi .Toute personne en France depuis 3 mois peut prétendre à l’Aide Médicale d’Etat .Et pour les enfants, les femmes enceintes et en cas de soins urgents ou de péril imminent, ce délai est annulé. Ne pose donc problèmes que les étrangers avec un visa qui viennent faire un check up pendant leur passage en France, là c’est plus délicat , ceux en France depuis moins de 3 mois et ceux n’ayant pas fait la demande d’Aide Médicale par ignorance ou par peur d’être fiché.

Et bientôt s’ajouteront à cette liste tous ceux qui n’auront pas pu s’acquitter de la somme de 30 euros maintenant nécessaire à l’obtention de l’AME , somme énorme lorsqu’on n’a aucunes ressources .Un scandale encore , passé presque inaperçu , qui n’aura en plus aucun intérêt financier puisque les projections montrent déjà que le retard de soins occasionné entrainera des frais encore plus élevé que les recettes .
Petite précision , je ne passe pas la carte vitale du copain ou l’Aide Médicale du cousin ( sauf si c’est à mon insu mais cela arrive rarement et je ne suis pas flic je suis médecin ) , je fais un acte gratuit, c’est tout . Pour les médicaments c’est plus difficile, je ne marque que très rarement les médicaments au nom d’une autre personne, je le fais parfois quand le traitement doit absolument être pris , et quelquefois aussi il faut l’avouer alors que je ne le voudrais pas , un peu sous la pression . Autre précision ,non les gens ne font pas la queue devant chez moi parce que je suis le médecin qui ne fait pas payer .Ces patients ne sont pas des profiteurs, ce sont des personnes dignes et s’ils m’amènent ensuite leur ami, j’ose espérer que ce n’est pas tant pour le côté financier que pour mes qualités de médecins .
Mr G. a fini par utiliser un de mes courriers. Le remplaçant du chirurgien parti à la retraite a su trouver les mots, peut-être était-il prêt ? Il lui aura fallu plus de deux ans pour se faire opérer. Il est ravi et n’a plus mal .Maintenant il est suivi pour sa maladie et il attend la réponse de la préfecture .Moi j’attend de fêter ça avec lui avec la peur secrète que ce soit refusé .Mais je suis comme mes patients , je garde un naif espoir…

 

Ces petits riens

Il y a des jours où je n’ai pas envie de me lever (bon tous les jours en fait) mais aujourd’hui une petite victoire a justifié cet effort, ce fut mon petit plaisir de la journée.

Il y a un mois, un papa d’une quarantaine d’année, malgache, accompagne sa fille en consultation. C’est la première fois que je les vois. En se levant de sa chaise dans la salle d’attente, il fait tomber son paquet de cigarette de sa poche. Il n’en faut pas moins à mon côté moraliste anti-tabac de toujours pour faire ma petite réflexion sur le fait que ce n’est pas bien de fumer, sa fille acquiesce et lui aussi. C’est la dernière patiente de la journée, après la consultation, nous revenons donc sur le papa qui fume et qui a semblé réceptif à ma petite remarque. Une consultation (gratuite, pour l’arrêt du tabac c’est cadeau !) facile en fait puisqu’il est déjà dans la phase de contemplation et de préparation, il ne lui manquait qu’un petit déclic pour passer dans la phase de l’action. Il repart avec une ordonnance  de patchs, mais il est fortement dépendant  avec des signes de bronchite chronique débutante, ce n’est pas gagné .Peu doivent utiliser les ordonnances de patchs que je leur prescris .Mais cette fois-ci, j’ai quand-même un bon pressentiment.

Ce matin, il revient me voir, je mets quelques secondes à me souvenir de lui .Il revient pour le renouvellement de son ordonnance de patchs, et pour me choisir comme médecin traitant ! Il ne fume plus depuis un mois et il me remercie car c’est grâce à moi … Mais non, monsieur R., c’est moi qui vous remercie, non seulement vous avez fait tout le travail, mais en plus, vous me faites le plaisir de me faire croire que c’est grâce à moi.

Parfois, je me dis que je ne serai jamais un grand médecin qui fera des découvertes  qui changeront l’histoire de la médecine, je ne ferai jamais une opération compliquée qui sauvera la vie de quelqu’un, pas de trachéotomie avec un stylo, je n’ai pas la carrière de mes amis spécialistes trépidante, variée, avec des congrès au bout du monde. Non je n’aurai pas de carrière « extraordinaire », mais juste des petits riens ordinaires de tous les jours, mais peut-être que ce sont ces petits riens de tous les jours  qui sont les plus importants: « ces petits riens mis bout à bout »

C’est mon pari. J’ai choisi ce métier. Je crois que c’est pour cela que je suis douée. Avec mes deux mains gauches et mon sens de l’urgence totalement absent  (j’étais douée pour tenir les perf lors de mon stage au SAMU en me concentrant pour surtout ne pas gêner), c’est sûr que ce n’était pas ma voie, mais à l’inverse, être auprès des patients pour les petites choses de la vie, être un grain de sable dans leur vie, être à l’origine du petit détail qui peut-être  fera que …

Cette intimité, cet échange permanent avec les patients , des inconnus après tout qui viennent me confier des choses qu’ils ne disent pas à d’autres personnes , qui sont souvent à des périodes de souffrance dans leur vie , ou de joie parfois, quand ils m’amènent leur bébé pour la première fois par exemple , ce partage au quotidien est un enrichissement de chaque jour .

A la fin de ma journée parfois difficile et pénible, ce sont tous les petits riens qui me donneront l’impression que cette journée a été riche.

A la fin de leur journée, outre le fait que j’ai brillamment soigné la rhino du petit, peut-être qu’un petit détail de la consultation, un conseil, une parole, une écoute attentive les aura marqué.

Souvent, il s’agit d’un petit impact, mais parfois, un grain de sable germe et c’est ma petite victoire de la journée. Après tout, si monsieur R. dit que c’est grâce à moi, laissons le faire. Non, un médecin généraliste ne sauve pas des vies …quoi que …