Mais il a mal …

R. 3 ans arrive à la Maison Médicale de Garde à 22h accompagné de son père.

« – Bonsoir! Qu’est ce…

– Alors hier, on a attendu 7 heures aux urgences…et on est ressorti avec juste du doliprane, alors là, faut nous donner des antibiotiques …

– Alors, ça c’est de la  Première Phrase de Consultation qui met dans l ambiance! et qui soulève inévitablement un sentiment pas très empathique chez moi … (quand c’est en italique, c’est que je l’ai pensé mais pas dit tout haut car je suis une professionnelle quand-même NDLR)

-Alors, d’accord, donc bonsoir à nouveau, asseyez-vous, et racontez moi tranquillement ce qui lui arrive…

-Il a besoin d’antibiotiques..

-EMPATHIE! EMPATHIE!   (Formation Entretien Motivationnel il y a 15 jours oblige)

– J’ai bien compris votre demande. Pouvez-vous m’expliquer quels sont ses symptômes..

– Il a de la fièvre depuis hier après-midi, hier aux urgences, après 7h d’attente, ils lui ont rien donné, tenez ( compte rendu des urgences), et il est toujours malade…

– Il a toujours de la fièvre aujourd’hui?

– Oui

-Il avait combien de température aujourd’hui?

( ah ah ah comment je suis fourbe, la question qui tue, c’est sûr qu’il va pas savoir me répondre…)

-Je ne sais pas…Je ne sais pas en fait, faut appeler ma femme …

-Et voilà …

-Il a d’autres symptômes?

-Je sais pas, faut appeler ma femme…

-Il a mal à la gorge?

-Je ne sais pas, oui je crois, mais il faut appeler ma femme…Moi j’étais au travail, elle m’a appelé pour me demander de l’emmener…  Attendez, je l’appelle..

-Non, non, non, c’est bon…Pour résumer (entretien motivationnel style), il a (ou pas d’ailleurs) de la fièvre depuis hier, mal à la gorge, vous avez consulté un médecin hier soir, et aujourd’hui, n’allant pas mieux, vous voulez un autre avis…et des antibiotiques…

Tu le sens toi même, quand je dis ça comme ça que c’est un peu n’importe quoi hein…

-ELLIPSE EXAMEN CLINIQUE 

(et oui j’examine les gens !!!)

Donc pendant que j’examine l’enfant, il y a plein de trucs qui se passent en moi, une ambivalence sur ce que j’aimerais trouver. Il faut avouer que quand on a envie plus ou moins inconsciemment de mettre des antibiotiques,pour plein de raisons diverses, notre inconscient trouve les oreilles rouges plus ou moins rouges ou des angines plus ou moins bactériennes. En tout cas moi, il est clair que le contexte influence sur ma prescription d’antibiotiques. Dans ce cas précis, si pour des raisons de facilité évidente, je pourrais être tentée de lui filer des antibiotiques, je suis plutôt énervée et j’ai envie de lui prouver qu’il a tort et que il a pas besoin d’antibiotiques son fils. Je veux pas décrédibiliser les urgences et pour le coup je pars plutôt braquée, motivée à pas lui en donner d’antibiotiques à son fils PARCE QUE C EST PAS LES PATIENTS QUI DECIDENT BORDAYL  (J AI FAIT DES ETUDES MOI MONSIEUR ( mon ego quoi) .

Il a une angine.

Mais (une fois n’est pas coutume je défend mes collègues),hier soir il est probable qu’il ne l’avait pas car ( écoute je vais te faire un peu la morale) c’était peut-être trop tôt. En règle générale, il est peu utile de consulter après quelques heures de fièvre . ( T’as compris hein, NE REFAIS JAMAIS CA ) 

A ce stade, je suis toute puissante. Si j’ai envie d’être un médecin qui fait mal et je le fais parfois (quand pour moi c’est une angine bactérienne typique avec tous les critères et que vraiment je suis sûre que le streptotest sera positif et souvent j’ai raison ou quand j’ai pas le courage de lutter parce que je suis fatiguée ou que c’est en garde ou que c’est un tout petit qui hurle ou plein de raisons ou que les parents ils les veulent les antibios et que si je leur donne ils m’aimeront et je serai la meilleure à leurs yeux -c’est bien ça que les gens nous aiment) je décrète: Il lui faut des antibiotiques !! (quand-même comme je culpabilise je leur explique le truc du viral ou bactérien , du test à faire au fond de la gorge pour voir si il faut des antibios ou pas, mais je leur dis que dans ce cas, c’est pas la peine/ou trop compliqué de le faire et pourquoi je pense qu’il faut des antibios )

Dans ce cas précis, ce n ‘est pas un tableau typique d’angine bactérienne et cela ressemble plus à une angine virale ( pas d’antibios: vous suivez hein: bactérie:antibiotiques (et encore il y en a qui pensent que ce n’est pas nécessaire mais c’est un autre débat ) virus: pas d’antibiotiques)

Et comme j’ai décidé de ne pas donner raison au papa ( Ego/MauvaiseFoi/Education) , je décide de dire Adieu à la facilité (c’est pas comme si il était tard, que j’étais crevée et qu’il y avait encore plein de monde dans la salle d’attente) , je lui dis 

On va faire un test dans sa gorge  (ellipse sur les explications) pour savoir si il y a besoin d’antibiotiques ou pas!  (Sous entendu, ce n’est pas moi qui décide, c’est LA SCIENCE! Cela ne dépend plus de moi!!)

Suspens insoutenable, les yeux fixés sur ce petit bâton, un trait apparait …si le deuxième apparait, sa quête aboutira…

Verdict : Adieu, veau, vaches, cochons, couvée…antibiotiques tant espérés…

Bon, ben un seul trait c’est viral, il n’y a pas besoin d’antibiotiques

et je me défend moi-même d’une attaque potentielle:

C’est pas moi qui le dit hein, c’est le test !

je réenchaine sur une nouvelle explication sur les virus et les bactéries , je conclue

Donc il a une angine virale, cela va passer tout seul avec du doliprane et il n’y a pas besoin d’antibiotiques …

Je me tais enfin..

J’attend l’attaque …

limite je ferme les yeux …

-Nan mais docteur, je suis totalement d’accord avec vous, j’ai bien compris …

Je rouvre un oeil…

Je suis totalement d’accord avec vous…moi …

Quoi, c’est tout, j’ai gagné? Je suis un tellement bon médecin que j’ai convaincu un père buté en quelques minutes de techniques d’entretien motivationnel et d’éducation . Comment je suis trop la meilleure du monde entier!!! 

J’ai envie d’entamer la danse de la joie et de l’autocongratulation, mais …

Y’a un piège non?

Et puis c’est quoi le « moi » à la fin de la phrase…

Mais c’est ma femme…

Et là ce monsieur qui ,il est vrai, avait eu tendance à m’agacer un chouilla ,se transforme en quelqu’un de très aimable qui m’explique que lui, il est d’accord, il sait que ça ne sert à rien les antibiotiques et que même la consultation ne sert à rien, il a 3 enfants, la fièvre il connait, il faut juste donner du doliprane et attendre que ça passe …

(Oh là là l’empathie qui revient ….)

MAIS …

Sa femme lui a fait passer 7 heures aux urgences hier et ce soir il était au travail, il travaille jusqu’à minuit normalement, elle l’a fait rentrer plus tôt du travail pour qu’il emmène à nouveau le petit chez le médecin et quand il rentre, elle insulte les médecins français, parce que dans son pays, on donne des antibiotiques tout le temps…

-Et si je reviens sans antibiotiques docteur, je vous dit pas ce que je vais prendre…

A ce stade là: 2 réflexions:

  • Je savais bien que fallait pas me braquer, rester aimable ,empathique, et chercher ce qu’il y avait derrière. Derrière toute demande, agressive notamment, revendicatrice, il y a quelque chose. Et face à un patient difficile, et qui déclenche des sentiments négatifs en nous, il faut lutter contre ce sentiment pour essayer que ce sentiment n’influe pas sur cette prise en charge .  Et (mode bisounours on) je savais bien que les gens étaient tous des gentils!!
  • Maintenant que j’ai une vraie empathie pour ce patient et que je compatis à fond par rapport à sa femme, ça va être encore plus dur de lui refuser les antibiotiques….       et oui je me doute que vous vous pensez un truc comme « Mais il a qu’à lui dire merde à sa bonne femme » mais la vie c’est pas si simple…

 

Donc reprenons:

-Ah oui, donc en fait,vous vous avez bien compris que les antibiotiques sont inutiles mais votre femme vous pousse à passer vos soirées chez le médecin et vous met la pression quand vous rentrez, ça doit être difficile … (reformulation empatique)

Cela dit, vous comprenez bien que ce n’est pas une raison pour que je vous en prescrive…

-Oui, docteur, aucun problème!

Vous allez juste le dire à ma femme… prend son téléphone

-Euh cela n’est peut-être pas nécessaire, vous allez bien lui expliquer … ah, bon…Allo, bonsoir madame… Donc je suis avec votre mari, il m’a bien expliqué la situation (que vous insultiez les médecins) et votre fils, il a une angine, virale, pas d’antibiotiques toussa….

S’en est suivi un dialogue de sourds…

Moi: Une explication très très longue et détaillée sur les virus et les bactéries et l’histoire naturelle des maladies et  même des arguments démagos…

-Vous savez, j’ai fait un test, c’est pas ma décision

( Et d’ailleurs, pourquoi je l’ai fait ce putain de test au fait ?

Les antibiotiques, si on les utilise à tort, ils deviendront moins forts

-Je ne peux pas donner un traitement inutile , voire dangereux à votre fils juste pour vous faire plaisir

-Quand il en aura besoin la prochaine fois, ils ne seront peut-être plus efficaces (oui je sais que je me répète)

-J’aurai tant voulu qu’il soit positif ce test vous savez, ça aurait été tellement plus simple pour moi, parce que vous voyez ça m’aurait pris 2 min, alors que là, par exemple, ça fait 10 minutes que je vous parle au téléphone

-Mais si vous n’avez pas confiance en l’avis des médecins, ce n’est pas la peine de les consulter.

-Je comprends, c’est dur, vous êtes fatiguée, et vous voulez un traitement miracle mais ce ne sont pas les antibiotiques qui vont changer qq chose.

-Je vous comprends (empathie, empathie, empathie putain) , moi aussi quand mes enfants sont malades et qu’ils ne dorment pas de la nuit, je trouve ça difficile (démagogie, démagogie)

–   Etc etc

-… Et madame, sachez que votre mari, il a essayé hein , ce n’est pas de sa faute ….

 

Elle:

-Oui d’accord, mais il a mal…

-Oui d’accord mais moi j’ai trois enfants, je suis fatiguée

-Oui d’accord mais il a de la fièvre

-Oui d’accord mais vous pouvez quand-même m’inscrire les antibiotiques

-Mais si j’ai confiance en ce que vous me dites, j’ai bien compris mais vous pouvez pas quand-même juste pour cette fois parce qu’il a mal quand-même…

-Oui, oui , oui … et les antibiotiques, vous me les mettez?

 

Pourquoi ne pas l’envoyer paitre pensez-vous hein? 

Parce que j’étais motivée

Parce que c’est mon boulot un peu et que je suis quand-même payée 68,50 pour cette consultation

Parce que j’ai fait une formation d’entretien motivationnel: ça se voit hein…

Parce que si personne ne prend le temps de lui expliquer, elle ne comprendra pas et continuera à envoyer son mari tous les soirs chez le médecin

Parce que j’ai pas eu trop le choix en même-temps

Et parce que, encore une fois,  derrière les patients relous, il y a des patients fatigués, angoissés, non écoutés, parfois derrière des patients relous, il y a juste des patients relous, et parfois aussi il y a des cons, mais bon, souvent c’est l’anxiété ou en tout cas il y a une raison qui poussent les gens à être comme ils sont ..

En particulier, dans les « rhumes » ou autres maladies saisonnières bien pénibles (moi même étant atteinte d’une grave rhinopharyngite depuis hier ET ma fille aussi, je sais ce que c’est!!! -argument démago que je n’ai pas pu utilisé ce soir là car j’étais encore en incubation), la vie des gens est parfois tellement difficile que l’enfant malade, c’est juste la goutte d’eau (ou la goutte au nez hu hu hu) qui fait déborder le vase et il faut juste un truc pour que ça s’arrête, et comme la magie n’existe pas, et ben il reste LES ANTIBIOTIQUES!! 

Et si on leur dit que les antibiotiques c’est pas magique: ben oui d’accord mais qu’est ce qu’on fait alors..il a mal…

Alors on les écoute, on les rassure et on leur explique…c’est tout ce qu’on peut faire et c’est déjà pas mal .

Mais entre nous moi aussi, si j’avais un petit doute, j’en prendrai des antibios parce que c’est quand-même incroyable ça qu’on puisse toujours pas guérir le rhume en 2014!!!

-Bon, ben voilà, une ordonnance de doliprane… bon courage hein….

-Merci beaucoup docteur et BRAVO!!!

Voilà, donc (histoire pas du tout passionnante je vous l’accorde) comment une consultation qui avait débutée par « Bonjour, il lui faut des antibiotiques » s’est terminée (35 minutes plus tard) par un « Bravo » de ne pas l’avoir fait …