Une histoire de courbe

F. a 3 ans. Je la vois pour la première fois. Je suis sa grand-mère qui est très malade et progressivement je vois arriver au cabinet tous les membres de la famille. La vraie « médecine de famille ».

Elle n’a pas vu de médecin depuis longtemps,n’étant pas malade. Je n’ai pas le carnet de santé. Elle vient pour une infection ORL banale.

A la fin de la consultation, ,on prévoit une consultation bientôt pour faire un examen annuel systématique « le bilan des 3 ans » pour faire le point. Je sens qu’il y a beaucoup de choses à voir.

Je m’efforce dans la mesure du possible,c’est à dire en fonction de mon courage/envie et de la situation, notamment qui suit l’enfant (PMI, pédiatre, collègues, moi ou personne: dans ces 2 derniers cas notamment) de proposer ces consultations systématiques (j’en avais parlé ici). Je ne le fais pas tout le temps. Parfois, la plupart du temps quand-même, les patients viennent, parfois non. C’est un concept particulier quand-même. « Revenez me voir quand vous ne serez pas malade… »

F. est revenue comme prévu…J’ai fait le point…Développement psychomoteur, langage,scolarité, alimentation, courbes de poids, sommeil, comportement en général, dépistages sensoriels et un ptit chouia d’examen clinique.

De tout ça, j’ai ressorti principalement des troubles de l’endormissement (« elle ne s’endort que devant la télé avec un biberon » ) et surtout un gros problème de surpoids avec un Indice de masse corporelle (IMC) très au dessus de la courbe. Ce problème de surpoids étant de manière évidente liée à une alimentation complètement déséquilibrée. Après discussion, il apparaissait évident que tout cela s’intégrait dans un contexte d’un père absent et d’une maman qui compensait avec la nourriture et  laissant faire à sa fille ce qu’elle avait envie.

Nous avons repris les bases en discutant  à  trois avec F. surtout et aussi avec la maman.En expliquant aux enfants ce qu’il faut faire et que ce sont les parents qui décident, en leur donnant des objectifs « maintenant tu vas t’endormir dans ton lit le soir parce que c’est comme ça que l’on doit faire à ton âge, maman va te lire une histoire et après tu vas t’endormir comme une grande dans ton lit de grande », les parents entendent..Ils entendent le message « C’est les parents qui décident hein! » et puis du coup ils sont un peu coincés. Ils sont un peu obligés de faire ce qui a été dit devant l’enfant..C’est mon côté fourbe… »On va aller acheter un livre et ce soir je te lis une histoire et tu t’endors dans ton lit  » Et voilà….

La discussion sur l’alimentation est à la fois la reprise des bases, l’explication à F. et la prise de conscience de la maman qui en vient elle même à la conclusion que oui, le papa étant absent, elle a compensé, et que oui c’est un problème et qu’il faut que ça change…

Ces discussions font parties de celles que je trouve les plus dures..D’un côté, j’ai conscience que cela fait parti de mon travail, qu’il faut que j’en parle, et je suis convaincue que le médecin a des vertus thérapeutiques, la parole d’une tierce personne est importante  comme celle de  l’homme qui murmurait à l’oreille des enfants…

D’un autre côté je me sens à la fois moralisatrice et intrusive et à la fois découragée.

Moralisatrice: j’ai toujours du mal,par exemple quand je parle d’alimentation par exemple, surtout aux adultes: « faut faire comme ça et pas comme ci, et ça c’est pas bien » « faut prendre un ptit déjeuner et se laver les dents » « fumer c’est mal et ça tue et faut faire du sport ça c’est bien » J’ai du mal à parler de son surpoids à un enfant, probablement déjà complexé, surtout plus le surpoids est élevé et l’enfant grand..Quand c’est une première consultation, souvent je n’en parle pas. C’est un rôle que je n’aime pas…peut -être parce que moi -même je ne fais pas ce qu’il faut..Je préfère dire aux diabétiques que quand même dès fois ils peuvent manger du chocolat…la glycémie c’est bien, le moral aussi! Bref, je digresse..Des fois, je me demande au nom de quoi je donne des conseils éducatifs, moi qui ait une grande qui a fait des crise de colères pendant des années et un bébé qui prend encore des biberons la nuit à 14 mois. « Non, à un an, votre enfant n’a plus besoin de biberon la nuit…quoi faire? …si je savais… » J’ai un enfant d e6ans qui dormait encore avec ses parents « C’est pas bien! » Et puis je me suis rendue compte que ça gênait personne, ni les parents, ni l’enfant…alors pourquoi pas …La guidance parentale c’est bien, mais cela pose la question des référentiels. Pourquoi les miens seraient-ils meilleurs? Cela dépend beaucoup de la culture. Et ayant une patientèle riche de nombreuses cultures différentes, c’est très difficile pour moi de me situer.

Découragée: souvent…Devant les familles dysfonctionnelles, devant les erreurs éducatives manifestes, devant les difficultés sociales faces auxquelles on voit mal comment un enfant pourrait s’épanouir.Qu’est ce que moi je vais bien pouvoir changer à cela…Est ce que ça sert à quelque chose ce que je dis? Mon découragement principal, ce sont les problèmes de poids, surtout chez les enfants..Je me sens complètement impuissante…J’ai beau essayer, je vois les courbes de poids empirer, les fratries suivre le même chemin…Les difficultés sont multiples: les différences culturelles, la misère sociale, les noeuds qu’il y a à dénouer derrière un problème de poids et la prise en charge difficile…Faire prendre conscience déjà: aux enfants, aux parents…et puis faire changer les habitudes, c’est très difficile..Une prise en charge diététique et/ou psychologique est difficile à faire accepter et pour ma part, il y a le problème de l’argent car ce sont des consultations souvent payantes, pour des patients qui n’en ont pas toujours les moyens. Donc j’essaie mais j’ai l’impression d’être peu compétente dans ce domaine et de ne pas parvenir à aider mes patients…

Alors bon, comme je suis un bisounours, je réprime mon découragement néanmoins bien présent et je donne rendez-vous à F. 3 mois plus tard pour voir l’évolution, avec des objectifs à base de revalorisation du genre  » tu es une grande fille, je suis sure que tu en es capable », objectifs raisonnables bien sûr, on ne change pas tout d’un coup, on garde le biberon du soir par exemple, quelques mots d’encouragement à la maman…et je passe au prochain patient me demandant comme à chaque fois si j’aurai eu un impact ou pas ….

Je pourrais m’arrêter là car c’est le lot de beaucoup de consultations..ne pas savoir si on a eu un impact ..mais le lot de la médecine générale, c’est aussi d’avoir la suite…et c’est surtout le cas lorsque l’on est installé. Parfois, c’est difficile, il y a des gens qu’on aimerait bien ne pas revoir. Il y a surtout des cas difficiles que l’on ne sait pas résoudre que l’on aimerait bien ne pas revoir mais c’est surtout ce qui est chouette dans ce métier…alors …

Hier, j’ai fait le « bilan des 4 ans » de F. On a refait le point sur tout. Je l’avais revu 3 mois après la consultation dont je parlais, comme prévu et là je l’ai revu à l’occasion de petits boutons sur le front suite à une chute. J’en ai profité pour faire cette consultation comme je n’étais pas trop en retard.

F. est trop mignonne. Elle joue avec son petit frère, tout le monde est sage, elle répond à mes questions. Surtout je la félicite!! Beaucoup!  Depuis le jour de la première consultation, elle s’endort sans problème dans son lit. Depuis la deuxième, elle ne prend plus de biberon le soir. L’alimentation est à peu près équilibrée, plus de grignotages, elle mange à la cantine. Depuis l’année dernière, elle a beaucoup grandi et n’a pas pris un seul kilo. L’IMC est toujours au dessus de la courbe mais presque deux centimètres plus bas…Le papa est de retour à la maison et elle va bientôt avoir une petite soeur. Bref, tout va bien …

Cette courbe sur le carnet de santé qui chute à pic, c’est le reflet de l’impact que j’ai eu sur la vie de F. Ca fait un drôle d’effet..Et puis c’est pas si fréquent que ça marche comme ça,c’est même exceptionnel. Souvent, il n’y a pas de courbe pour quantifier nos impacts et on ne peut que sentir de manière imperceptible que l’on a aidé ou non une personne. Alors quand ça arrive, ça fait vraiment plaisir et ça illumine une journée…même au point d’en faire un billet de blog mièvre comme tout!

En plus, ça doit être l’approche de noel, j’ai vu aussi la maman de C.une ado en souffrance et en surpoids,avec une maman en surpoids et des soeurs en surpoids pour laquelle j’ai fait des consultations régulières sur le sujet. J’ai donné au moins 10 fois à C ou à sa maman les coordonnées de la diététicienne et celles de l’atelier de cuisine de la maison de quartier…En vain, tout le monde prend du poids, surtout les petites soeurs… Et puis hier, je vois sa mère, qui a perdu 5 kilos et qui me dit qu’elles sont toutes allées chez la diététicienne plusieurs fois et que tout le monde fait des efforts…Je continuais à répéter les choses mais je n’y croyais plus du tout ..comme quoi…

Alors je vais continuer…

Par contre, la première fois,j’avais rien pu faire pour son rhume, et là je sais pas ce que sont ses petits boutons sur le front…(enfin c’est pas grave, j’ai mis des dermocorticoides).. Jsuis pas très douée en fait …

Voilà,la conclusion de tout ça…ben c’est juste que je suis contente!

 

7 réflexions au sujet de « Une histoire de courbe »

  1. C’est super touchant comme poste, une petite goutte d’eau qui fait tache d’huile, une medecin qui s’inquiete pour ses patients se remet en questions, moi j’adore. Et puis c’est si bien ecrit 🙂
    (J’avais envie de le dire j’aime beaucoup ton/votre blog )

  2. Belle histoire, très encourageante! Une petite goutte d’eau, les rivières tout ça 😉
    Par contre en tant que maman d’une puce de 15 mois toujours allaitée, je garde quand même un certain malaise. En effet, depuis la naissance de ma fille, on m’emm… avec son poids, car oui, elle est assez bas dans les courbes de poids… Les dites courbes de poids basées sur des bébés parisiens des années 50 nourris au biberon…. Je suis informée et j’ai un sale caractère donc j’envoie balader plus ou moins poliment selon l’interlocuteur… Seulement je me demande si cette pression permanente de certains professionnels, pensant bien faire souvent d’ailleurs, que le bébé prenne du poids, soit bien dans les courbes etc, ne finit pas induire aussi des comportements inadaptés de la part des parents… Seulement sur le long terme, c’est délétère pour l’enfant à qui on n’a pas appris à laisser s’exprimer sa faim ou sa satiété… En tant que professionnelle qu’en pensez-vous ?

  3. Moralisatrice, oui, certainement mais c’est aussi votre rôle. C’est vrai qu’il m’est souvent arrivée de ne pas écouter les conseils de médecins croisés en urgence et me donnant leur avis sur mes manières de faire (allaitement long, couches lavables !!!), mais filles ont des IMC très satisfaisants et sont très bien suivies.
    Mais quand je vois des mamans avec des enfants en surpoids qui continuent d’aller les chercher à l’école avec des paquets de bonbons ou de chips, ça me révulse. Un jour, chez le pédiatre, celui-ci conseillait à une maman d’un bébé de 18 mois de stopper la charcuterie et les aliments très gras car ce bébé avait du cholestérol ! Mince quand même…

    Sinon, il y a les actions auprès des enfants dans les écoles qui marchent vraiment bien. Les enfants adorent et en parlent bcp à la maison. Je suis à fond pour ce genre de campagnes où en plus ils ramènent un petit dépliant illustré à la maison !

    Bon courage et bravo pour votre ténacité auprès de ces enfants et leurs parents…

  4. Moi je crois surtout que les p’tits boutons et le rhume, ça passera plus ou moins tout seul. La chute de l’IMC, c’est tellement mieux, un vrai pari sur l’avenir…. Et le reste, le coucher, le bib, surement de la sérénité retrouvée dans la famille… C’est de la médecine de famille, c’est ce que j’ai trouvé chez ma doc à moi aussi, alors que je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir ça avant même gamine… Alors continue dans cette voie, même si c’est pas toujours simple… Et continue de nous l’écrire aussi bien…

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *