Pourquoi ces rivières…

J’écoute Alain Souchon dans ma voiture. D’un revers de la main, j’efface…

et je pense

à ce patient ce matin:

Mr D.  35 ans, patient de ma collègue que je n’ai jamais vu, qui ne vient pas souvent d’ailleurs. Patient très chic, qui arrive drappé dans sa dignité et m’expose parfaitement dans un langage très élaboré le motif de consultation: clair, concis, il décrit ses crises d’angoisse à merveille .Séparation récente, n’a vu son fils qu’une fois en un mois. Il ne se fait pas passer pour la victime pour autant. Il sent qu’il a besoin d’aide. On sent que cette phrase est déjà énorme pour lui qui a un certain besoin de contrôle et une certaine dignité à garder. Et puis tout à coup, il sanglote…à grosses larmes, et tout le long de la consultation, il pleure, il pleure …

Soudain, ces rivières…

Et il dit « Ca ne se fait pas de pleurer à mon âge. »

Seuls les enfants ont le droit de pleurer?

Ils ne s’en privent eux au moins.

Il y a ceux qui hurlent plus qu’ils ne pleurent, par peur… quand on les vaccine par exemple…

Et il y a ceux qui pleurent avec des vraies larmes…déjà c’est plus émouvant, cela fait un ptit quelque chose quand-même un enfant qui pleure, surtout si c’est à cause de nous, méchant docteur qui est obligé de lui faire mal…

Même les larmes de ma fille qu’on avait enfermée dans le jardin sous la pluie hier soir tellement elle était insupportable m’ont un peu émue …jusqu’à ce qu’on la laisse rentrer! (c’est bon ne jugez pas, il y a un contexte!!)

Quant aux récents sanglots de ma nièce, ils resteront une image douloureuse que je n’oublierai pas.

Il y a les larmes de rage de T. 12 ans, revenant du tribunal où le juge venait de prolonger l’ordonnance de placement de 6 mois alors que lui trouvait que sa mère allait beaucoup mieux (ben oui déjà elle tenait debout).

Et un enfant qui pleure en silence, là ça me fend le coeur..

Comme Z. au foyer de l’ASE où je travaille, la première fois où je l’ai vue, elle ne parlait pas, à 6 ans, elle ne parlait pas. Mais comme, elle avait peur, elle ne disait rien, juste des larmes coulaient silencieusement sur ses joues…Je l’ai revue aujourd’hui, je n’ai eu le droit qu’à des « oui » mais plus de pleurs, même des sourires, et parait-il que maintenant elle parle beaucoup.

Mais les enfants n’ont pas le monopole des pleurs, en tout cas ne devraient pas …

Le cabinet du médecin est un lieu propice pour se laisser aller à ce « vice » affreux qu’est de pleurer…encore pire même que de se plaindre.

Ce que les gens se refusent à faire dans leur vie, parfois ils se l’autorisent chez le médecin.

Parce qu’ils n’en peuvent plus et qu’ils se retiennent tout le temps de craquer…

Alors ils arrivent et ils déballent…comme Mr D., comme Mme A. qui sort de mon bureau de la maison médicale de garde à l’instant. Conductrice de bus, elle a subi une agression verbale violente avec menaces et présente un petit stress post traumatique.Son directeur est gentil, il lui a donné trois jours de congés payés, lui a pris rendez-vous avec une psychologue et lui a dit gentiment: « Lundi, tu reviens ». Lundi, elle est revenue, mais la journée a été très dure, elle était très angoissée, un peu endormie aussi à cause du comprimé que son médecin lui a donné dont elle ne sait plus le nom mais sur la boîte duquel il y a un triangle orange, et elle a un peu grillé deux feu-rouges aussi! Mais elle n’a pas pleuré! Elle a attendue et a tout lâché devant moi!

Souvent, les gens nous livrent ce qui ne va pas dans leur vie et comme souvent leur vie est triste (oui peut-être que ma vision est biaisée mais souvent quand-même leur vie est triste) parfois ils pleurent en même temps, sans s’en rendre compte forcément..  Dès fois même, c’est tellement triste ce qu’ils racontent que j’aurai bien envie de pleurer aussi!

Les larmes de Mme I. me viennent à l’esprit. Son histoire est triste certes mais c’est surtout la façon dont elle essuie les larmes sur sa joue tout en continuant dignement son récit, consultation après consultation, qui restent ancrées dans mon esprit. Elle me raconte comment son mari l’a quitté, une semaine avant le RDV prévu pour finaliser la procédure d’adoption après des années de désir d’enfant, et la façon dont se passe la séparation. Bref, c’est triste, mais que ce soit cette peine là ou une autre, combien de larmes sur les joues de nos patients?

Parfois, ils sont justes fatigués par la vie…

Parfois, ils n’ont même plus de larmes…

Et souvent, ils se l’interdisent…

Pleurer, se laisser aller à se plaindre, se permettre de faire tomber les barrières qui nous aident à tenir, ce n’est pas dans l’air du temps… Alors, on dit que tout va bien, on croit même que tout va bien, et de temps en temps d’un revers de la main, on efface….

Combien de patients dont on sent qu’ils vont mal mais qui n’osent pas, qui n’arrivent pas à ouvrir les vannes et pour lesquels on passe à côté de leur souffrance. (voir ici)

C’est sûr qu’il faut chercher. Aujourd’hui, pour ma première consultation à l’hôpital, on m’ a demandé ma pointure mais pas comment je vivais un tel deuil à ce stade de ma grossesse. (Et ça m’a bien arrangé d’ailleurs!)

Moi aussi, probablement souvent, je ne demande pas…et puis faut avouer que c’est déstabilisant quelqu’un qui se met à pleurer…

Alors voilà, ça se passe partout à toute heure, d’un revers de la main, on efface…

Il y en a une, quand en consultation, elle sent ses larmes monter et qu’on lui tend un paquet de mouchoir, elle s’énerve: « mais non j’en ai pas besoin »…

ah non ça c’est moi … pleurer en cachette, c’est plus rigolo!

et pour ceux qui se posent la question: je fais du 39!

Ça s’passe boul’vard Haussman à cinq heures. Elle sent venir une larme de son coeur. D’un revers de la main elle efface. Des fois on sait pas bien c’qui s’passe.
Pourquoi ces rivières Soudain sur les joues qui coulent. Dans la fourmilière C’est l’Ultra Moderne Solitude.
Ça s’passe à Manhattan dans un coeur .Il sent monter une vague des profondeurs .Pourtant j’ai des amis sans bye-bye .Du soleil un amour du travail.
Pourquoi…
Ça s’passe partout dans l’monde chaque seconde. Des visages tout d’un coup s’inondent. Un revers de la main efface. Des fois on sait pas bien c’qui s’passe.
On a les panoplies les hangars. Les tempos les harmonies les guitares. On danse des étés entiers au soleil Mais la musique est mouillée, pareil.

Pourquoi ces rivières Soudain sur les joues qui coulent. Dans la fourmilière C’est l’Ultra Moderne Solitude

11 réflexions au sujet de « Pourquoi ces rivières… »

  1. Très bel article, qui me rappelle évidemment mes propres larmes…

    Juste une phrase de Maxime Chattam à partager, j’y ai repensé au début de l’article. Elle n’est peut-être pas la plus appropriée mais j’ai envie de vous la donner:
    « – Pourquoi ne pourrais-tu pas pleurer? Tu crois qu’il y a quelqu’un qui n’a jamais pleuré? Tu crois que quelqu’un ici peut assurer qu’il ne repleurera jamais plus de sa vie? Ca m’étonnerait. Si l’homme a été doté d’un instrument aussi beau que les larmes c’est tout de même pour s’en servir un tant soit peu, et pas seulement durant les premières années de son existence… tu ne crois pas? »

  2. Ben c’est malin Opale, maintenant si on fait un commentaire, il est classé d’office dans les « commentaires pas intelligents » 😉
    La boîte de mouchoirs, outil de travail indispensable dans un bureau de soignant. Comme souvent, je pense que je ne suis pas la seule cordonnière mal chaussée. Je suis la première à dire à mes patients qu’ils peuvent craquer, que c’est normal, que les boîtes de mouchoirs c’est fait pour ça. Mais quand j’en ai gros sur la patate, que les larmes s’accumulent à l’intérieur, j’attends le soir pour pleurer toute seule dans mon oreiller. Je ne sais pas d’où vient cette « loi du silence et de la sécheresse oculaire » dans la société. Est ce que ça irait mieux si on pouvait pleurer en public? J’en sais rien. Ce que je sais, c’est que de temps en temps, c’est bien aussi d’avoir des soupapes, des amis à qui je peux dire que ça ne va pas. Même si ensuite, la vie et ses impératifs redeviennent une nécessité à gérer.
    Bon, Opale avait raison, finalement.
    Juste plein de pensées de soutien, ça aurait suffi, comme commentaire.

  3. Ping : Journal de bord d'une jeune médecin généraliste de Seine-Saint-Denis | Paris Est Villages | Scoop.it

  4. J’ai perdu quelqu’un de proche y a pas si longtemps .. et j’ai retenu mes larmes … jusqu’a ce que j’ai au telephone l’homme qui partage ma vie .. et que de sa voix douce il dise .. laisse couler retiens pas t’as le droit … j’ai laissé couler encore et encore … ca m’a soulagé sans amoindrir ma peine … Pleurer est un signe de faiblesse … souvent associé aux humeurs de « filles  » …Et pourtant c ‘est bien la la seule expression de la peine qui soit visible .. la souffrance invisible est bien difficile a supporter 🙂 .
    Et chaque jour, un air de musique, une parole, un geste, une decision a prendre vous rappelle a quel point le deuil est un lent processus … 9 mois qu’ils disent les psy. Le temps d ‘une grossesse … on vit avec sa peine mais jamais on oublie , il faut faire avec ou plutot sans …
    Courage !

  5. Drôle de monde dans lequel nous vivons. Où nous n’avons pas le droit de pleurer en public, c’est un signe de faiblesse. Où de temps en temps, on s’autorise à pleurer chez le médecin, en s’excusant. Pourtant, pleurer, comme boire, est vital. Seul ou devant quelqu’un c’est l’expression nécessaire d’une émotion.
    Très joli billet.

  6. Si tu veux tu viens chez moi et on pleure ensemble, j’ai plein de mouchoirs (commentaire pas intelligent mais j’assume).
    Des bisous, plein, parce que je sais que c’est moche, vraiment 🙁

  7. « laisse couler quelques pleurs
    pour adoucir tes peurs
    juste quelques pleurs
    comme on arose une fleur
    de quelques pleurs… »
    ces derniers jours se sont plutôt les médecins qui me font pleurer… comment peut on choisir entre sa vie et celle de l’enfant que l’on porte… impossible ! Merci au médecin sensible et plein de compassion que vous semblez être, c’est si rare. Mes larmes ont embarrassé aujourd’hui à l’hopital mais on ne m’a pas même proposé un mouchoir !

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