Franchir la ligne

Chaque jour, j’espère l’arrivée de Mr G. venant m’annoncer la bonne nouvelle : sa régularisation. Je crois que ce jour là, il viendra me voir directement car paradoxe de la France, je joue un rôle dans cette démarche. Quel paradoxe en effet d’annoncer : «Mr G. ,vous avez une grave maladie, la bonne nouvelle, c’est que maintenant vous pouvez prétendre à une carte de séjour pour raison médicale . Vous êtes en France depuis 18 ans ,vous êtes travailleur, honnête et quelqu’un de formidable mais ça on s’en fiche , mais vous avez les uretères bouchés par la bilharziose ,ça c’est jackpot ! Et estimez-vous heureux car beaucoup aimeraient être à votre place mais leur maladie n’est pas assez grave »
J’ai rencontré Mr G. ,malien de 40 ans , il y a plusieurs années au début de mes remplacements. C’est un des premiers patients pour lequel j’ai eu à gérer moi-même une situation un peu complexe. Il se plaignait de fortes douleurs et de sang dans les urines depuis plusieurs années. Il se trouve qu’un parasite avait infesté depuis plusieurs années ses reins et sa vessie et que toute la « tuyauterie » était bouchée par des calcifications. Un stade avancé qu’on ne devrait jamais voir. Personnellement, je n’avais jamais vu cela ! Je l’ai adressé en urgence à un spécialiste qui a posé une indication opératoire.
Mais il est difficile parfois de comprendre les angoisses enfouies chez certains patients, d’autant plus quand ils ont une culture différente de la nôtre , et d’autant plus quand on est un chirurgien chef de service ( qui me faisait peur quand j’étais interne). Il se trouve que Mr G. qui n’avait pas eu peur de faire le chemin jusqu’en France , qui n’avait pas peur de se lever chaque matin pour affronter la vie difficile qui est la sienne , avait en revanche peur de se faire opérer. Plusieurs personnes de sa famille étaient mortes sur la table d’opération, certains pour une opération sans gravité , sa sœur je crois. Je n’ai pas trouvé les mots à ce moment là pour le rassurer.
Il ne s’est pas fait opérer.Il a continué à avoir mal .Il n’a pas eu ses papiers. En tant que remplaçante, je ne l’ai vu qu’épisodiquement une ou deux fois dans l’année. A chaque fois , les mêmes discussions , je lui ai refait une lettre pour le chirurgien à plusieurs reprises. Et on discutait de sa vie, de ses problèmes. Un médecin généraliste n’est pas habilité à faire un courrier pour la préfecture. Seuls sont habilités les médecins hospitaliers ou les médecins experts .Mr G. est allé voir un médecin expert , il lui a demandé 170 euros je crois, une somme impossible pour lui bien évidemment. Quel scandale ! Certains se débrouillent pour trouver cette somme ,pour rien la plupart du temps car leur espoir ne débouche sur rien , il faut vraiment être très malade et une maladie ne pouvant pas être soignée en Afrique ( ce qui exclu les maladies comme le diabète par exemple pour lesquels l’Afrique dispose de traitement , pour une minorité aisée certes mais elle en dispose ), mais cela n’empêche pas les gens de demander des certificats pour tout et rien. Je leur explique cela, qu’ils ne sont pas assez malades, qu’un tel certificat est inutile. Cela m’est arrivé de leur faire le certificat, en leur expliquant qu’il n’avait pas de valeur. Cela ne servait à rien mais ils s’accrochaient à cet espoir et cela leur évitait de se ruiner chez un médecin expert qui leur aurait délivré la même chose .
Il est difficile parfois de trouver ses propres limites avec les patients. On ne peut pas aider tout le monde, il faut se préserver et il faut rester à sa place .J’ai résister plusieurs fois à aller chercher les médicaments d’une petite mamie qui n’avait personne pour aller lui chercher ce jour là , j’ai résisté à rendre visite avec ma fille à une patiente très malade que j’affectionnais beaucoup quand je suis allée voir des amis dans son immeuble , j’ai résisté sans trop de difficultés je l’avoue à accueillir chez moi des patients SDF des urgences, je résiste à la tentation d’accepter la proposition d’un patient mécano de réparer ma voiture alors que je me ruine chez le garagiste, je décline toutes les invitations dans tous les pays du monde et tous les « pourboires » que l’on tient à me laisser. Il y a probablement une limite à ne pas dépasser. Mais comment la trouver ?

J’ai vu en stage mon médecin traitant, mon exemple absolu, le champion pour donner des limites et cadrer les gens , donner 50 euros je crois à une patiente pour envoyer à sa fille de 15 ans qui se prostituait en Afrique. C’était une exception ,il m’a expliqué qu’il n’avait fait ça qu’à de très rares reprises .
Un jour,alors que Mr G. me racontait ses galères ;le travail au noir se faisant de plus en plus difficile ,il n’avait aucun revenu et vivait sur la générosité de ses amis au foyer ; je n’ai pas pu m’empêcher de voir mon tiroir rempli de billets et de lui en donner quelques uns.   J ’ai surtout eu peur de le vexer. Il a refusé bien sûr mais il les a pris finalement. Cela n’a affecté en rien notre relation thérapeutique . C’est la seule fois où j’ai fait ça et je l’avais même oublié. C’est lui qui me l’a rappelé récemment, en m’expliquant que tout l’argent qu’on lui avait prêté, il l’avait noté consciencieusement et que quand il pourrait il rembourserait ses dettes à tout le monde, y compris à moi .Il a ajouté qu’au Mali, dans son village,on savait ce que j’avais fait pour lui.
Peut-être que j’ai dépassé les limites ? Peut être que ça m’arrive plus souvent qu’il ne faudrait. A la réflexion, il m’est arrivé d’emmener une patiente en voiture à la pharmacie, un autre aux urgences, je crois avoir déjà donné mon numéro de portable dans certains cas .J’accepte tous les cadeaux qui se mangent ou qui se boivent ( si quelqu’un veut du porto…) et je crois même avoir orienté en donnant mes goûts culinaires : « si vous tenez vraiment à me le faire ce tiramisu , sachez que je n’aime pas le café, mais aux fruits rouges, cela sera très bien,mais vraiment, je ne peux pas accepter … » « Non, je n’ai pas eu le temps de manger à midi, non c’est gentil, ne me rapporter pas à manger, oui j’adore le couscous »
Quand aux consultations gratuites que je ne compte plus, cela n’est pas dépasser les limites je pense . « Vous allez vous faire expulser la semaine prochaine et vous déprimez,ne vous inquiétez pas ,c’est normal : ça fera 23 euros s’il vous plait » Quand aux personnes sans couverture sociale , et surtout sans argent , parfois ils insistent et je prends, c’est important pour eux . Mais sinon je ne fais pas payer, ils paieront quand ils auront l’aide médicale ou jamais. La santé est un droit « Tu donneras tes soins gratuits à l’indigent »,c’est dans le serment d’hypocrate. Et c’est dans la loi française aussi .Toute personne en France depuis 3 mois peut prétendre à l’Aide Médicale d’Etat .Et pour les enfants, les femmes enceintes et en cas de soins urgents ou de péril imminent, ce délai est annulé. Ne pose donc problèmes que les étrangers avec un visa qui viennent faire un check up pendant leur passage en France, là c’est plus délicat , ceux en France depuis moins de 3 mois et ceux n’ayant pas fait la demande d’Aide Médicale par ignorance ou par peur d’être fiché.

Et bientôt s’ajouteront à cette liste tous ceux qui n’auront pas pu s’acquitter de la somme de 30 euros maintenant nécessaire à l’obtention de l’AME , somme énorme lorsqu’on n’a aucunes ressources .Un scandale encore , passé presque inaperçu , qui n’aura en plus aucun intérêt financier puisque les projections montrent déjà que le retard de soins occasionné entrainera des frais encore plus élevé que les recettes .
Petite précision , je ne passe pas la carte vitale du copain ou l’Aide Médicale du cousin ( sauf si c’est à mon insu mais cela arrive rarement et je ne suis pas flic je suis médecin ) , je fais un acte gratuit, c’est tout . Pour les médicaments c’est plus difficile, je ne marque que très rarement les médicaments au nom d’une autre personne, je le fais parfois quand le traitement doit absolument être pris , et quelquefois aussi il faut l’avouer alors que je ne le voudrais pas , un peu sous la pression . Autre précision ,non les gens ne font pas la queue devant chez moi parce que je suis le médecin qui ne fait pas payer .Ces patients ne sont pas des profiteurs, ce sont des personnes dignes et s’ils m’amènent ensuite leur ami, j’ose espérer que ce n’est pas tant pour le côté financier que pour mes qualités de médecins .
Mr G. a fini par utiliser un de mes courriers. Le remplaçant du chirurgien parti à la retraite a su trouver les mots, peut-être était-il prêt ? Il lui aura fallu plus de deux ans pour se faire opérer. Il est ravi et n’a plus mal .Maintenant il est suivi pour sa maladie et il attend la réponse de la préfecture .Moi j’attend de fêter ça avec lui avec la peur secrète que ce soit refusé .Mais je suis comme mes patients , je garde un naif espoir…

 

13 réflexions au sujet de « Franchir la ligne »

  1. Wow, merci, c’est grâce à ce genre de témoignage que je ne perds pas foi en la nature humaine. Prenez soin de vous et protégez-vous malgré tout.
    Encore merci.
    Et pour ce qui est de la « clandestinité » ce sont aussi nos espoirs naïfs de profs… Croisons les doigts ensemble.

  2. Moi aussi, je me pose souvent ces questions, j’ai parfois donné de l’argent (les produits contre la gale et les poux ne sont pas remboursés…) parce que je ne voyais pas comment résoudre le problème autrement, mais j’ai toujours pensé que c’était une mauvaise idée (mais bon en même temps c’était la seule que j’avais).
    Je pense que j’ai rhabillé avec les fringues de mon mari, mon père, mon frère…nombre de SDF du coin.
    Une fois quand j’étais interne, un vieux SDF (un pur, un dur qui vivait sous les ponts depuis des années) avait été hospitalisé au moins 2 mois dans le service,on avait bien soigné ses engelures (l marchait les pieds emballés de papier journal, il n’avait rien…), et aussi tout le reste: l’insufisance cardiaque, la BPCO gravissime…j’avais bataillé pour lui trouver une place, LA place dans un long séjour qui allait lui permettre de continuer à aller mieux. Il ne manquait que les chaussures. Alors la veille de son départ je suis allé chez Décathlon, je lui ai acheté une paire de baskets.Il a fugué avec, le soir même…

  3. Bon ben c’est officiel : vous venez de me réconcilier avec l’espèce humaine, moi, grand misanthrope devant l’Éternel, cynique invétéré et nombril proéminent

    Grâce vous soit rendue. Hosanna ! Sisi, c’est quasiment un miracle…

    • Et ben si j ai fait ça ,tant mieux …c est étrange de me dire que je peux faire ce genre d’effet avec ma petite écriture !Merci de me le dire … et bienvenue dans mon monde de bisounours …

  4. Il faut exiger que vos écrits soient publiés… A lire c est un régal et le contenu est touchant, rassurant. on ne peur pas prendre le patient en « isolé », il a une histoire, un passé, une dignité à respecter et un petit coup de pouce – meme s’il fait culpabiliser car exercice déviant de la médecine conventionnelle- ne peut que faire avancer, grandir toutes les parties. Merci pour cet article, à faire suivre aux (malheureusement nombreux) médecins qui font du chiffre avant tout.

  5. Ca n’est jamais facile, et je ne sais jamais où placer la limite, comment tendre la main et aider, mais sans se faire bouffer… Parce parfois c’est ça, parce que les médicaments que je donne, je m’aperçois qu’ils sont revendus dans la rue…
    Merci pour ton texte en tous cas, ça fait réfléchir…

  6. Ping : Parce que chez lui y’a rien… | Journal de bord d'une jeune médecin généraliste de Seine-Saint-Denis

  7. Ping : Etre né quelque part… | Journal de bord d'une jeune médecin généraliste de Seine-Saint-Denis

  8. Ping : Encore un peu d’espoir? ou pas … | Journal de bord d'une jeune médecin généraliste de Seine-Saint-Denis

Répondre à La boutonnologue Annuler la réponse.

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *